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Extrait de "Esquisse des sentiments"

Premières pages de "Esquisse des sentiments" :

 

"La relation à l'autre est comme la construction d'un pont, pierre après pierre. Elle peut relier comme lui deux rives. Elle peut être aussi le temps d'un voyage en train jusqu'au moment où l'on décidera de descendre à une station, pour choisir un lieu de rencontre.

 

A travers les striations obliques de la pluie sur les vitres du train où je suis, les paysages se dévoilent. Tantôt imparfaits, masqués par les brumes matinales, tantôt exemplaires de couleurs arrogantes, ils défilent. Leur déroulement s'effectue comme insensible à la rodomontade du train dans lequel j'ai pris place. Entre chaque gouttelette accrochée à la vitre poisseuse du compartiment, semblent se profiler des silhouettes. Ce sont celles de mes compagnons de voyage. A peine esquissés leurs visages apparaissent éburnéens. Ils me sont étrangers tout comme je le suis pour eux. Leurs furtives apparitions se calquent sur la ligne de fuite du panorama à peine accroché à la vitre. Elles me font penser à des images virtuelles. Ces figures énigmatiques me laissent osciller entre la contemplation d'une nature fuyante et la rêverie où d'autres visages apparaissent dans une sorte de cortège. J'aime les voyages en train pour cela. Tout comme je les aime pour leur déhanchement. Je me laisse porter par ces images éphémères, mêlées aux vibrations sourdes, au ferraillement saccadé des wagons sur les rails. Au fur et à mesure, je me sens bercé par ce roulis. Quelquefois je sursaute à l'occasion d'une stridence, assénée par la locomotive qui nous emmène, et qui se propage en ondes sonores à travers tout le train. Mais le plus souvent, c'est le bruit du claquement répétitif qu'il reste à ma mémoire de ce temps passé à voyager. Quel que soit le train emprunté, je sais d'avance qu'il m'emmènera dans un même rituel. C'est celui de la fugacité des paysages et des silhouettes du dehors comme du dedans du train.

 

Aujourd'hui, il en est de même. A travers le dodelinement et le ronronnement régulier du compartiment, je navigue entre les visions de ces visages reflétés par la vitre et celles de femmes que j'ai rencontrées ici ou là. Et j'en oublie l'inconfort du wagon où l'on se trouve entassé, au milieu d'odeurs pas toujours agréables. Je me laisse aussi submerger par des vagues de souvenirs.

Entre chacune d'elles il m'arrive de faire un détour dans la réalité du moment. Je m'étonne alors de constater que certains des voyageurs ne sont plus là. Sont-ils descendus dans une gare ? Ont-ils disparu, comme happés par les brumes du dehors ? Je n'en sais rien. En tout cas, ils se sont estompés comme le paysage entrevu il y a quelques instants. Je me sens un peu fautif de leur disparition. Mais peut-être aussi est-ce parce que je me sens indifférent à leur présence. Comme pour y remédier je regarde cette fois ceux qui restent.

 

En face de moi, sur la banquette de moleskine, un homme semble aussi rêvasser. Peut-être ses pensées se mélangent-elles aux miennes. Il garde le même visage figé. Qui sait ce qu'il en est du temps partagé...

A côté de moi, une femme semble absorbée par son ouvrage de tricot. Je ne vois que son profil. Il paraît plaisant. Sa peau est légèrement duveteuse et pâle. L'expression de son visage est concentrée. Elle doit compter mentalement les mailles. Ses lèvres carminées deviennent plus blêmes sur les bords. Elles bougent dans un rythme régulier. Des yeux saillants surplombent son nez aquilin. Il est dommage que je ne puisse voir son regard. Je continue cependant de la détailler. J'admire ainsi le mouvement de ses bras parsemés de taches de rousseur. Au bout de ceux-ci de fines mains manipulent avec une certaine dextérité des aiguilles. A peine en dessous, des genoux émergent d'une jupe très étroite. Ils sont fins et recouverts de bas d'un rouge très vif qui rappelle la couleur de ses lèvres. J'essaie à nouveau de voir son visage. Mais c'est peine perdue. Son profil semble immobile. Je lève alors les yeux sur ses cheveux. Ils sont auburn et font de belles boucles qui serpentent le long de son visage. Je n'ai malheureusement pas le loisir de prolonger cette contemplation. A la station suivante, elle se lève rapidement. Elle range toutes ses affaires et sort. Elle n'aura jeté aucun regard autour d'elle. Elle nous quitte définitivement.

 

Il ne reste plus que l'homme assis en face de moi. Je reste un moment songeur jusqu'à l'instant où le grincement des boggies me rappelle l'endroit où je suis. Mon regard croise de nouveau celui de mon dernier voisin. Cet échange n'a duré que quelques secondes mais elles sont suffisantes pour que nos regards décident pour nous que ce compartiment sera l'épicentre d'une histoire partagée.

 

Si l'aventure de cet homme me parait digne de vous être contée, il est clair que celui-ci n'a pas le sens ou le souci de la chronologie. A moins que son expérience ne soit qu'une fragmentation, qu'un itinéraire à géométrie fractale. Elle se décline entre l'omniprésence d'une femme insérée dans sa mémoire et un parcours parsemé de nombreuses rencontres féminines. Rencontres amoureuses ou non, elles riment avec cet aphorisme : "Tout pour les femmes et par les femmes", cher à un certain-incertain Rétif de la Bretonne.

 

Serge, puisque c'est ainsi qu'il se prénomme, commence son histoire par un événement qui s'inscrit dans une période où tout n'allait pas pour le mieux."